La digitalisation et l’évolution de ses clients, plus urbains et plus exigeants, ont profondément bouleversé le modèle d’Ikea. Pour s’adapter, le Suédois passe progressivement de ses immenses magasins bleus et jaunes à une logistique multicanale plus complexe. Une transition qui exige aussi une migration progressive du SI. Son chief program architect for multichannel transformation, Björn Johannson, en a partagé le récit au SC Event de Paris, le 3 décembre 2019.

Le 6 mai 2019, Ikea a ouvert son premier magasin en plein cœur de Paris, place de la Madeleine. Une véritable révolution, puisque ce 36e point de vente en France n’impose aucun parcours au client, ne dispose ni de dépôt pour récupérer ses meubles ni… de parking ! Rien à voir avec les habituelles immenses boîtes bleues au logo jaune du suédois qui parsèment nos banlieues. Le lieu parisien, lui, a été conçu spécifiquement pour les citadins. ils peuvent choisir parmi 1500 références sur place ou commander les autres produits du catalogue et se les faire livrer où ils le souhaitent.

Face à la concentration urbaine, à la digitalisation massive et au changement de comportement de ses clients, Ikea a vu son business model totalement remis en question. Ses emblématiques magasins-entrepôts ne disparaissent pas, mais ils ne suffisent plus. Les consommateurs ne distinguent plus numérique de physique pour s’informer ou pour acheter. De plus en plus urbains et sans voiture, ils se déplacent de moins en moins en périphérie et encore moins avec leur véhicule. Enfin, ils veulent être livré quand ils veulent, le plus vite possible dans l’endroit le plus pratique pour eux (à domicile, au bureau, dans un point relais ou une consigne…)

Des magasins géants de périphérie urbaine jusqu’au multicanal

Pour faire face, le géant suédois a entamé depuis 2012 une profonde et drastique transformation de sa logistique, et du système d’information qui la soutient. Du côté physique, le magasin parisien et ses futurs clones ne sont que la partie émergée de cette nouvelle stratégie. Ikea a aussi multiplié les points de retrait chez des partenaires (plus de 100 en France), s’est associé avec des points relais (7000 en France), teste des casiers XXL accessibles 24h/24 et 7j/7. Il a bâti de nouveaux entrepôts consacrés uniquement au traitement et à la distribution des commandes. Il en a d’ailleurs inauguré un 3e à Gennevilliers début 2019. Et il propose désormais 100% de son catalogue en ligne.

L’entreprise passe donc progressivement du commerce et du e-commerce au multicanal aussi bien pour la vente, l’approvisionnement que la livraison. Et pour ce faire, il a aussi mis en branle une longue transition de son système d’information. A l’occasion du SC Event de Paris, le 3 décembre 2019, Björn Johannson, Chief program architect for multichannel transformation et product roadmap manager for supply et customer fulfillment, a partagé les grandes lignes de ce programme multicanal lancé il y a près de 7 ans. A commencer par ses ambitieux objectifs :  accroître l’accessibilité d’Ikea quel que soit le lieu et le canal utilisé, améliorer les possibilités de commande et de livraison et enfin, sécuriser et augmenter la satisfaction du client. Un triple défi de poids.

Un vrai défi technique

Cette transition n’est pas un long fleuve tranquille. « Les colis de meubles Ikea sont volumineux et lourds, rappelle par exemple Benedikt Furrer, Chief IBM Programme Officer for Multichannel transformation qui a accompagné Ikea sur l’ensemble du projet. Les livrer dans un intervalle de temps précis et réduit est un vrai défi technique. Et c’est un grand changement pour l’entreprise. Opérer en multicanal, c’est bel et bien atteindre le client quelle que soit son canal d’achat, bien sûr, mais c’est aussi mieux le servir. Mais cela a un coût ! »  Et Bjorn Johansson d’ajouter : « Dans ce cadre, la plupart des entreprises pensent croissance, mais il faut aussi penser profitabilité ! »

Le système d’information doit permettre au client d’accéder à Ikea quel que soit le moyen et l’endroit dans le monde. Il fait aussi en sorte que le réseau de distribution, complètement repensé, garantisse les délais de livraison les plus courts possibles au meilleur coût. Il doit aussi permettre de livrer à l’endroit le plus pratique pour le consommateur au meilleur prix. Ikea est en effet passé de 20 à 55 entrepôts indépendants en plus de ceux de ses magasins. Ils permettent de livrer en moins d’une heure la moitié de la population alentours et ont un taux de croissance d’activité de 70%.

Le 6 mai 2019, Ikea a ouvert son premier magasin place de la Madeleine à Paris, Conçu pour les citadins, il est sans parking, ni dépôt, ni parcours imposé (crédit photo : E.Delsol)

Un système de commande unifié, pour commencer

Le Suédois a commencé en unifiant son système de commande entre magasins physiques et site marchand, avec un backbone unique pour optimiser la répartition entre les centres de distribution et les magasins. « Ce choix d’une gestion des commandes intégrée et distribuée plutôt que d’une gestion des livraisons et des services est un des facteurs majeurs de succès du programme », insiste Björn Johannson. Le distributeur de meubles a aussi fait en sorte l’ensemble du réseau de traitement des commandes (entrepôts et magasins) soit accessible depuis de multiples points d’entrée digitaux.

Cette transition majeure d’un système multi-local vers un une logistique et un SI uniques et globaux s’est faite graduellement. « Nous voulions que notre ancien système de e-commerce implanté en 2012 continue de coexister dans un premier temps avec notre nouvelle solution multicanale, raconte Björn Johansson. Nous avons d’abord migré petit à petit la gestion des commandes, explique Björn Johansson. Puis comme nous avons augmenté le nombre d’entrepôts, nous avons mis en place des outils pour les gérer, etc. Sans oublier tout ce qui ne se voit pas dans le projet, comme l’introduction des nombreux nouveaux partenaires dans le backbone du système. »

Deux projets pilotes pour une migration progressive

Afin d’assurer cette transition progressive, l’entreprise a d’abord lancé deux projets pilotes. Un en Irlande à petite échelle en 2015, suivi d’un autre au Royaume-Uni à plus grande échelle en 2016. Puis, en 2017, c’est le grand saut. Le nouveau système est déployé en Irlande, en Allemagne et en Pologne puis l’année suivante dans 13 pays d’Europe en 3 mois. « Nous choisissons d’abord les régions qui ont un potentiel de marché important sans trop de barrières à l’entrée, » continue Björn Johansson. Ainsi, malgré le fort potentiel de la Chine, Ikea n’y a pas encore installé son système, du fait de la régulation contraignante.

Fin 2019, après près de sept ans de déploiement, le géant suédois peut déjà évoquer avec recul les difficultés entraînées par une telle bascule. D’abord, sans surprise, la démarche nécessite un soutien indéfectible au plus haut niveau de l’entreprise et une gouvernance forte. En l’occurrence, le directeur du programme reporte directement au top management de l’entreprise. « Qui plus est, la direction de projet doit être transverse, inter-métiers, que l’on parle des choix technologiques ou du déploiement, insiste Björn Johansson. Notre transition concerne 8200 applications, dans tous les métiers d’Ikea ! » Selon lui, il faut bien entendu aussi établir une feuille de route complète du programme mais il était également indispensable de découpler totalement les plateformes de vente et de livraison afin d’entamer cette transformation, etc.  « Le nouveau système gère des milliers de commandes. Et au lancement, nous avons passé des week-ends entiers dans des war-rooms à chercher certaines d’entre elles », se souvient, sans nostalgie aucune, le responsable du programme !

L’avenir : une vision prédictive des commandes

La transition vers la nouvelle logistique est toujours en cours, mais Ikea réfléchit déjà à l’avenir. Sans surprise, celui-ci rime avec une supply chain « cognitive ». Gorgée de la masse des données récoltées en interne mais aussi en externe grace au nouveau système global d’Ikea, l’intelligence artificielle permettrait d’avoir une meilleure connaissance de sa supply chain ou du comportement des consommateurs, de définir des modèles plus fins de prédiction des commandes, etc. Mais il ne s’agit encore que d’une vision que Bjorn Johansson a d’ailleurs préféré partager sous forme d’un schéma dessiné. La logistique prédictive n’en est qu’à ses prémices.

Emmanuelle Delsol


Ikea et sa logistique en chiffres
  • C.A. 41,3 milliards d’euros  (exercice clos en aout 2019)
  • +6,5% croissance
  • e-commerce : 7% du C.A., +43%
  • Effectifs 163 600
  • bénéfice net : 2,1 milliards d’euros
  • 433 magasins
  • 51 « distri centers »
  • Présence dans plus de 50 marchés
Les leçons de la transformation logistique d’Ikea
  • Transformation progressive de la logistique physique et du SI
  • Mise en œuvre d’une plateforme unique et homogène pour l’ensemble des pays et des métiers
  • Programme de longue haleine
  • Décorrelation système de commande et de la logistique??